jeudi 23 décembre 2010

 (Tu vois? Déjà, ça a l'air chiant.)

Il y a déjà quelque temps je t'avais parlé des livres que j'avais honte de ne pas aimer.

C'est parce que dans ma famille on est des intellos de la mort, alors c'est la honte dès qu'on n'aime pas quelque chose que Télérama a aimé. Et crois-moi que c'est pas la vie facile tous les jours. Heureusement que je suis une rebelle dans l'âme et que j'ose rejeter en blog tous les films de Bergman, parce que sinon je te raconte pas, je serais peut-être déjà morte, suicidée de honte. Ou peut-être que je ferais juste coudre un bâton dans mon pyjama, pour souffrir même la nuit, comme Vincent Van Gogh. (Il était cinglé bien avant l'histoire de l'oreille, en fait, le bonhomme.)

Donc la plupart du temps, j'arrive assez facilement à surmonter la culpabilité de détester avant même de les avoir vus tous les films où Télérama écrit la critique en utilisant les mots "incandescent" et "solaire". (C'est du langage d'intello pour dire "J'ai rien compris alors ça doit être formidable, parce que je suis vache d'intelligent quand même.") Pour te donner des exemples, je te mets un extrait de la critique du film d'Apichatpong Weerasethakul : "A l'article de la mort, l'esprit de Boonmee transcende la finitude humaine", qu'ils disent. "Boonmee a-t-il été ce buffle solitaire, s'évadant dans la forêt ? Ce poisson-chat très phallique qui console et drague une princesse défigurée au bord de l'eau ? Boonmee a-t-il été cette princesse ?" (même eux ils savent pas dire!) Donc ils te disent en gros que c'est un film tout à fait normal sur la finitude humaine (on sait même pas ce que ça veut dire) et sur les poissons-chats qui draguent des princesses, là aussi, normal. Et même pas ils se sont moqués du nom d'Apichatpong Weerasethakul ! Ils sont forts quand même. (Moi j'ai passé une semaine à rigoler en regardant les journaux après le festival de Cannes, quand tu voyais tous les journalistes galérer. "Le vainqueur de la Palme d'Or est le thailandais Apich... thak...pong... tuc...". C'était de l'or en barre pour le Zapping.) 

Ils ont aussi dit, chez Télérama, que le dernier Bergman était troublant de beauté formelle lumineuse et incandescente. Alors que quand tu entends le titre du film, t'as déjà envie de te suicider ("En présence d'un clown". Ah ouais quand même.) et qu'ensuite, connaissant Bergman, ça parle de suédois qui ont envie de se suicider et qui sont visités par des apparitions de clowns (sans doute suicidaires eux aussi), alors je vois mal comment tout ça peut être lumineux, mais bon. (En langage intello, même la lumière peut être dépressive en fait.)

Donc au niveau des films, je me fais pas trop de mouron, parce qu'en plus ça voudrait dire que je dois me sentir coupable d'aimer les films que Télérama n'aime pas, et comme ils aiment que les films où on se fait chier, on va pas aller très loin. Par exemple, ils ont adoré le film "De son appartement", où c'est l'histoire d'un radiateur filmé en plan fixe pendant trente minutes. Après, il y a un plan fixe sur un caillou. Puis un fondu au noir. Puis un plan fixe sur un gars qui récite du Racine. Pendant une heure et demie. Et ça, selon Télérama, c'était un film "monacal" (pourquoi pas) et "presque monochrome" (toi aussi, trouve les qualificatifs de tes critiques au hasard dans le Larousse!). Et donc, un film monacal et monochrome, selon eux, c'est cool. Genre on admet qu'on s'est royalement fait chier, mais c'est cool.

Ça m'aide pas mal au niveau des scrupules. 

Par contre, pour les livres, j'ai plus de mal. Parce que souvent, la définition d'un livre comme un classique, c'est un consensus adopté par des gens qui ne viennent pas tous de chez Télérama, donc ce serait admettre que mon avis diffère d'une majorité de gens intelligents, et pas d'une minorité de bobos prétentieux.

Et pourtant, avec certains livres, dieu sait que j'ai essayé. Les romans russes, par exemple.

Surtout que je devrais être le public rêvé, pour les romans russes. J'étais en Russie, j'ai suivi des cours d'histoire et de littérature russe, j'adore l'art russe en général (surtout la peinture), les légendes et contes russes ont bercé mon enfance... J'ai donc abordé "Guerre et Paix" en me disant "c'est du tout cuit".

Cinq cent pages plus tard, pataugeant désespérément dans une multitude de noms plus grande que l'annuaire du 68, je jetais l'éponge.

Non mais sérieux Léon, à un moment donné, il faut choisir un nom et t'y tenir! Tu as envie d'appeler ton personnage Denissov, écoute, grand bien t'en fasse. Mais passe pas deux cent pages à l'appeler Denissov pour soudain commencer à l'appeler Vania au milieu de nulle part! Moi j'ai passé dix pages à penser que Vania c'était un nouveau personnage (peut-être un vendeur de produits d'hygiène féminine?), d'un seul coup il raconte l'histoire du général qui voulait pas lui rendre les thunes, moi je me dis "mais attend, c'est arrivé à Denissov ça". Et en fait c'est la même personne! (Le pire c'est que je m'étais à peine habituée à cette idée que Léon me balance un Vassili Dmitritch sur le coin de la gueule, et devine qui c'était? Ouais! C'était toujours Denissov!) Ajoute à ça que, chez les Rostov, la mère et la fille s'appellent toutes les deux Natalia, et c'est la cellule de soutien psychologique imminente. (En fait, y'avait juste Napoléon qui était facile.)

En plus, avec Guerre et Paix, le truc frustrant, c'est que j'attendais toujours qu'il se passe quelque chose, et ça finissait toujours en pet de souris. Genre, je me suis farcie trois cent pages de bals à Moscou (où bien sûr on te donne les noms complets de chaque comtesse pourrie qui va apparaître que deux fois dans tout le putain de bouquin), cent pages de complots sur l'héritage du vieux mourant à Saint-Pétersbourg (il a mis plus de temps à mourir que Jack dans "Titanic", c'est un nouveau record), et encore deux cent pages de l'histoire du colonel qui devait de l'argent à Denissov, et là, enfin, c'est la bataille d'Austerlitz. Moi j'étais bien contente, déjà parce que je me disais que le prince André allait enfin servir à quelque chose au lieu d'être posé là les bras ballants, et en plus parce que c'était la bagarre, alors il y aurait au moins des descriptions intéressantes (jambes arrachées par les boulets de canons, etc.)

Et là, c'est la première minute de la bataille, le prince André charge sur son cheval, et il fait quoi? Il tombe! Et Tolstoï, au lieu de se dire "bon le prince André on le laisse là, on va suivre les autres, après tout je suis omniscient je fais c'que j'veux" il décide de rester avec le prince André. Et le prince André, au lieu de lever son cul et d'aller poutrer la gueule aux Français, il fait quoi? Il regarde le ciel, et les nuages qui passent lui font penser au sens de la vie et à la signification de la mort. Pendant cinq heures et demie. Et ces pensées-là, bien sûr, il en perd pas une miette, le Léon! Non mais sérieusement? (J'avais pas été aussi frustrée depuis les suites de Matrix.)

Du coup je me suis rabattue sur du Dostoïevski, en me disant que ça me parlerait plus. 

Je me suis donc jetée sur "L'idiot" avec avidité, avant de déchanter au bout de cinq chapitres, et d'abandonner. Parce qu'en fait j'avais choisi le mauvais Dostoïevski, vu que là encore ça fourmillait de Comtesses de machin et de Vicomtes de ceci, et qu'en plus l'Idiot, j'avais bien compris qu'il était pas vraiment idiot et seulement ingénu, mais bordel qu'est-ce qu'il est chiant. C'est même pas sa faute on dirait, c'est juste qu'il a pas appris à faire autre chose dans sa vie qu'à raconter toutes les expériences traumatisantes du monde. Genre il arrive chez la Comtesse de machin et le majordome lui dit "Elle sera là dans un instant, veuillez patienter". Et là le mec, il coince le majordome dans un coin, et pendant quinze pages il lui raconte ce que ça fait d'être condamné à mort et d'être gracié à la dernière minute. Et c'est même pas à lui que c'est arrivé! C'est genre il l'a lu dans le journal! Non mais t'imagines si tout le monde faisait comme lui?

- Salut, ça va bien ce matin?
- Non parce que j'ai lu le journal ce matin et ils parlaient d'un avion qui s'était écrasé dans la mer et trente personnes sont mortes. Non mais tu imagines ce que ça doit faire? Planer avec insouciance au milieu des cieux, et puis soudain, les turbulences, la panique, la mort irrémédiable, et cette certitude qui ne te lâche plus, et les pensées qui défilent : ils ont sûrement pensé qu'ils étaient trop jeunes pour mourir, ou bien qu'ils n'avaient pas eu le temps de se réconcilier avec leur père, ou....
- Oui, heu, le cours a commencé depuis dix minutes.

Non c'est pas tenable, je suis désolée.

Et pourtant j'ai tout essayé avec "l'Idiot". J'ai essayé de le lire en russe (en version abrégée et simplifiée), pensant que c'était la langue française qui rendait le livre chiant. (C'était pas ça.) J'ai même essayé la série faite par la télé russe, en dix épisodes d'une heure, où ils mettaient en scène le livre à la virgule près. Eh ben là encore, j'ai abandonné au sixième épisode. Il se passait rien! Au bout de six heures, toujours rien! L'Idiot allait à la campagne, il donnait de l'argent aux pauvres, il faisait sa figure christique. L'autre pimbêche Nastassia Filippovna elle regrettait de s'être enfuie avec Rogojine (sans déconner?). Tu t'étais pas rendue compte que t'étais qu'un objet pour lui peut-être? C'est pas comme s'il t'avait dit noir sur blanc "J'ai envie d'une femme qui soit jolie et pas casse-couilles, si tu pars avec moi je t'offre plein de fric pour que tu fermes ta gueule". (En plus elle a même pas besoin de fric, elle a déjà des bijoux et des belles toilettes, et à priori, à l'époque, c'était tout ce qu'une femme pouvait désirer.) Et donc là, ça fait six épisodes, et il s'est rien passé d'autre! Bon si, l'Idiot tombe vaguement amoureux, mais on sait bien que ça ne marchera jamais, il est toujours à fond sur Nastassia la pétasse. (Quand j'étais au collège y'avait une fille dans ma classe qui s'appelait Nastassia, eh ben c'était une sacrée pétasse. Ce prénom est maudit.)

Alors en désespoir de cause, je me suis rabattue sur "Crime et Châtiment", parce qu'au moins ça parlait des classes moyennes et populaires et y'avait pas "Comtesse" tous les cinq mots. Et ça commençait bien, parce que j'avais vraiment bien kiffé le début. Mais à partir du moment où il tue l'usurière, ça bascule dans le chiant à nouveau. En fait si tu veux comprendre "Crime et Châtiment" en deux lignes, je t'explique : pendant la première moitié du livre, il complote pour tuer l'usurière et lui voler son argent, et puis il la tue (ça c'est la partie "crime"). Et ensuite, pendant les 400 pages qu'il reste, il regrette de l'avoir tuée, et il se persuade que tout le monde est au courant, mais que personne ne lui dit qu'il est au courant juste pour le torturer (et ça c'est la partie "châtiment"). 

Bon. Soit. MAIS ALORS FALLAIT PAS LA TUER, MERDE! 

Non mais sérieux, il m'énervait trop le Raskolnikov, à faire que gémir sur son sort : "gna gna gna j'ai des remords, gna gna gna j'ai de la fièvre, gna gna gna je ne peux plus soutenir le regard des gens oh comme ma vie est un gouffre de détresse sans fond", oui mais enfin c'est un peu de ta faute ça mon bonhomme. Et ça doit lui faire grand-bien, à ton usurière, de savoir que t'es désolé. P'tit con.

(En fait c'est un roman qui aurait pu se résumer par "Fallait y penser avant".)

Et ensuite j'avais commencé "Docteur Jivago", mais là encore, j'ai laissé tomber après 300 pages (c'était même pas encore le tiers du bouquin!). Je suis maudite du roman russe, en fait. J'essaye de m'intéresser à la révolution communiste dans la campagne profonde, mais vraiment, c'est plus fort que moi, j'y arrive pas. En plus je faisais rien qu'à mélanger les noms, et puis l'histoire ne m'intéressait pas. Pendant 300 pages ce n'étaient que larmes amères, déshonneur sur la famille et atermoiements mouillés, et comme dans tous les romans russes, tout le monde est amoureux de la même fille et ça commence à lasser. Non mais sérieux, y'avait pas assez de jolies filles dans votre pays? Natacha Rostov, Nastassia Filipovna, Sonia la prostituée, et maintenant Lara la "fille perdue" (parce qu'elle a fait un bisou sur la joue d'un mec avant le mariage. Scandale!) Je sais pas, moi, trouvez-vous une moche. De toute façon, on a bien compris qu'avec les jolies filles, ça finit toujours mal. (Sauf avec Natacha Rostov, mais bon ça finit bien que pour Pierre.)

En fait, le seul roman russe que j'ai réussi à lire jusqu'au bout, c'est "le Maître et Marguerite". Peut-être parce que c'était le seul qui n'était pas abyssalement chiant. 

(Y'a quand même ce passage magnifique où Marguerite, nue, chevauche un cochon volant à travers la forêt autour de Moscou, pour aller dîner avec le diable. C'est autrement plus fun que les guerres napoléoniennes, excusez-moi.)

Allez, pour Noël, peut-être que je vous ferai un article pas intello.

6 commentaires:

  1. Mon patron croit que je suis une grosse intellectuelle parce qu'il a parlé un jour d'un livre (un peu chiant) que, HASARD, j'avais lu. Maintenant ça donne ça :

    - blablabla, j'ai lu un livre / vu un film / entendu qqch... Chouvelle vous connaissez ?

    Je crois qu'une de mes collègues le vit assez mal :

    - KEUWA, tu savais pas que Vaduz c'est une ville en Suisse !!! Vous voyez patron, elle est pas SI intelligente !

    Ralala faudrait que j'en fasse une note de bloug ^^

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  2. Haha, moi je l'ai lu en entier L'idiot... et tu peux être sure qu'il est chiant jusqu'à la fin ! :)

    (Le maître et Marguerite, moi aussi j'ai aimé... poétique le début, avec l'huile, le tramway, et la tête qui roule^^)

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  3. Bonjour, je suis régulièrement ce blog et je n'ai encore jamais commenté je crois mais la c'est l'occasion ^^

    J'ai beaucoup aimé Crime et Châtiment ! Peut-être parce que je n'ai pas rejeté en bloc le personnage principal : j'ai compati à la douleur de celui qui a cru (même en ayant mûrement réfléchi) pouvoir commettre le pire sans se perdre, mais qui est évidemment rattrapé par le remords. J'ai perçu Raskolnikov comme un enfant qu'il faudrait consoler après une énorme bêtise, et j'ai été comblée par sa rédemption dans les bras de la seule qui pouvait comprendre ce que c'était que de se perdre soi-même. Et l'ambiance du roman est formidable, pas trop étouffante grâce aux autres personnages (Smidrigailov, Razoumikhine, Porphyre...) J'ai aussi beaucoup aimé le film ^^

    Voila, c'était juste histoire de donner une minuscule contre-analyse ^^ Bonnes fêtes à toi !

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  4. De Dostoievski, ya "Les nuits blanches" qui est bien :)

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  5. Eh ben, je dois lire "Crime et châtiment" pour le 8 février, j'espère que j'aurai pas les mêmes goûts que toi et que j'apprécierai^^
    (Mais bon, en attendant, je dois terminer "La Modification" de Butor, où en gros le résumé c'est "Un type dans un train", et je dois lire aussi "Mme Bovary")

    Sinon, comme livre de Dostoïevski, il y a un truc qui s'appelle "Carnets du sous-sol" ou "Mémoires écrits dans un sous-sol" (va savoir pourquoi, il y a deux titres). Je l'ai pas lu, mais la prof a donné un résumé au cours : en gros c'est un type, il est ignoble, mais dans le genre vraiment abominable, et il est content de l'être. Et puis à un moment il y a une fille qui couche avec parce qu'elle sait que dans le fond c'est quelqu'un de bien. Mais comme c'est qu'un salaud et que la fille a tout faux, il lui donne de l'argent et du coup, ça la vexe (ça, c'est l'extrait que j'ai dû lire, le truc avec la fille qui se fait payer contre son gré).
    Je suppose que c'est un peu moins larmoyant, alors si tu veux essayer... :)
    Et en plus (attention !) "Carnets du sous-sol" c'est un livre important dans la littérature, parce que c'est la première fois que le terme "antihéros" apparaît (vers la fin, il paraît) et c'est un terme super important dans l'évolution du héros (tadaaaam).

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  6. Ah ah ah ! Cela fait peur ton article parce que la plupart des livres dont tu parles j'aimerais les lire un jour... mais présentés comme ça ils sont pas très tentants, mince.

    Un bouquin russe que j'ai lu et aimé tiens : Oblomov, de Gontcharov. L'histoire d'un mec super-paresseux. Il est amoureux d'une fille qui s'appelle Olga qui lui dit "bouge-toi donc !" mais il se bouge pas. Ouais je sais, dis comme ça ça donne pas très envie non plus. Mais j'ai adoré quand même.

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